
LUAMBO MAKIADI : tailleur, un tableau virulent peint en métaphore

Tailleur, un titre évocateur d’amers souvenirs pour certains, le retour de la manivelle ou l’effet boomerang pour d’autres. Cette chanson est un pamphlet lancé à l’endroit d’un haut magistrat qui avait eu le malheur d’initier et d’exécuter le dossier à la base de l’emprisonnement de LUAMBO pour atteinte à la pudeur à la suite d’exécutions publiques de certaines chansons à caractère pornographique.
Après son emprisonnement, du reste bref, Franco fulminait de colère. Il ne voulait pas admettre que le pouvoir fît appliquer contre lui la rigueur de la loi. Il n’avait pas, un seul instant, pensé qu’il pouvait être « humilié » par ce même pouvoir qu’il avait longtemps servi avec fidélité. Malin, comme à ses habitudes, il a récupéré cette situation pour jouer à la victimisation. Comme il ne pouvait pas s’attaquer au sommet du pouvoir, il s’en était pris à la justice à travers ce haut magistrat qui avait usé de toute son influence pour avoir l’aval de l’autorité en vue d’obtenir l’exécution de la décision de justice ; donc, avoir la tête de Franco.
A sa sortie de prison, ce dernier prêt à détoner de colère, passa un long séjour en Europe où il eut à ruminer calmement son ire. C’est la période pendant laquelle il avait déversé toute la foudre accumulée dans son cœur sur la classe politique zaïroise de l’époque. C’est une période qui a été riche sur le plan discographique. Franco a été, à la fois, prolifique, prolixe et très virulent dans ses propos ; sachant modeler les contours de son langage avec des mots triés de son riche vocabulaire en fonction de ses cibles.
Environnement autour de la chanson
En 1978, au faîte de sa gloire et fort de la protection dont il jouissait dans la sphère politique, LUAMBO s’était lancé dans un style hasardeux avec des chansons comme Falasua, Hélène, Jacky, sous alimentation sexuelle… C’étaient des chansons que, mêmes la morale et les bonnes mœurs auraient condamnées sans procès. Elles étaient écrites dans le style de langage direct qu’on lui connaît, sans fioritures avec des vulgarités qui heurtaient profondément les bonnes consciences.
Cela en aurait été autrement si, comme le voulait Franco, les exécutions de ces œuvres s’étaient limitées dans le temple « UN DEUX TROIS » où l’orchestre TP OK JAZZ se produisait habituellement. D’ailleurs, ces chansons ne s’exécutaient qu’à des heures très tardives. Et c’étaient des titres très attendus et très prisés par les inconditionnels de ce lieu. Malheureusement, certains malins avaient réussi à les enregistrer en cachette et à les vendre sous le manteau à certains tenanciers des bars qui voulaient accéder aux demandes d’une certaine catégorie de leurs clients. Et c’est ainsi que ce qui devait rester le secret du temple « UN DEUX TROIS » s’était déversé dans la rue et les voix avaient commencé à se lever pour fustiger ces antivaleurs.
Cela avait fortement contrarié le pouvoir qui, tout de même, avait la main lourde pour agir promptement. Comme il fallait une sanction exemplaire pour décourager à jamais cette pratique, l’épée de Damoclès a fini par frapper le baobab. Franco avait été dépossédé de sa médaille de l’ordre national du léopard, la plus grande distinction honorifique de l’époque, et fut emprisonné. Il a été libéré à la faveur d’une crise de nerfs diagnostiquée par le médecin. Bien des temps après sa libération, le haut magistrat qui l’avait fait arrêter avait été remplacé à ce poste par un autre. Et c’était le prétexte tout indiqué qui donna naissance à cette chanson.
Tailleur : une métaphore virulente
Pourquoi vous obstinez-vous à vous entêter quand on vous dit quelque chose, mon ami ? Pourquoi vous obstinez-vous à vous entêter quand on vous interdit quelque chose, mon ami ? Tous les obstinés ont toujours tous mal terminé comme ça. L’enfant conçu par défi n’a pas longue vie, puisqu’objet de tiraillement ci et là.
Ce que j’avais dit hier s’est justifié, ma parole est prophétique. Le propriétaire de l’aiguille l’a arrachée. Avec quoi coudrez-vous ? Hier encore vous vous vantiez. Vous disiez qu’il était incapable de vous l’arracher. Aujourd’hui on, lui a raconté tout ce que vous faites. Il a arraché l’aiguille. La machine à coudre en est dépouillée, avec quoi coudrez-vous ?
Refrain :
Vous vous étiez trop vanté pour ce poste, vous êtes maintenant mis à l’écart. Ouvrez encore votre grande gueule. Prononcez le verdict comme vous en aviez l’habitude. Ouvrez encore votre grande gueule. Nous sommes tous maintenant sur un même pied d’égalité.
Chœur de Franco
Je n’ai plus envie de parler, l’affaire est entre les mains des personnes indiquées. Si je parle, vous me taxerez de sorcier.
Je n’ai plus envie de parler, on vous a arraché la vidéo. Si je parle, vous me taxerez de sorcier. (bulusu).
Je n’ai plus envie de parler, l’affaire est justifiée. Si je parle, vous me taxerez de sorcier.
Je n’ai plus envie de parler, vous m’avez déjà déclaré sorcier. Si je parle, vous me taxerez de sorcier. (bulusu).
Je n’ai plus envie de parler, vous et moi, le match est nul maintenant. Si je parle, vous vous fâcherez.
Je n’ai plus envie de parler, vous avez retrouvé le ventilateur. On vous a arraché le climatiseur.
Je n’ai plus envie de parler, vous allez souffrir avec les moustiques. Vous vous donnerez des gifles en cherchant à les tuer.
Je n’ai plus envie de parler, on vous a arraché la vidéo, Comment allez-vous encore vous regarder ?
Je n’ai plus envie de parler, montrez-moi la clé que vous brandissiez.
Je n’ai plus envie de parler, venez commencer à trinquer la Primus avec nous. Si je parle, vous me taxerez de sorcier.
Je n’ai plus envie de parler, vous avez retrouvé de l’eau chaude. Votre frigidaire est tout le temps en panne.
Vous vous étiez trop vanté pour ce poste, vous êtes maintenant mis à l’écart. Ouvrez encore votre grande gueule. Tranche encore comme tu en avais l’habitude. Ouvre encore ta grande gueule. Nous sommes tous maintenant sur un même pied d’égalité.
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L’artiste et son œuvre
Au-delà de la rivalité entre l’artiste et sa cible, cette œuvre est une peinture qui met à nu la dérive du pouvoir. Celui-ci est un mandat public qui a ses limites dans le temps et dans l’espace. De ce fait, l’abus du pouvoir ne peut qu’engendrer des désagréments au cours et à la fin d’un mandat. La peinture caricaturale de Franco concerne ce magistrat. Mais dans la vie, ce magistrat peut être n’importe qui, de n’importe quel milieu social. Il ne s’agit pas seulement des politiciens ou des hauts fonctionnaires porteurs d’un mandat ; mais de tout celui qui a la charge de s’occuper des autres, de veiller aux intérêts de tous et à l’équilibre social dans son environnement immédiat. L’élévation sociale ne doit pas créer un fossé avec l’ensemble des composantes de la société, car à la fin de l’ascension, quand viendra la chute, c’est dans cette masse que l’atterrissage doit se négocier. Si ce virage a été mal engagé, ce tableau intitulé Tailleur deviendra une glace dans laquelle chacun se verra tel qu’il est réellement, en méditant sur : ce qu’il a fait, ce qu’il n’a pas fait, ce qu’il aurait dû faire et ce qu’il n’oserait plus jamais faire. Là, c’est quand tout est déjà consommé.
C’est pourquoi les œuvres de Franco ont toujours été des couteaux à double tranchant. Quand elles s’adressent à des personnes précises, leurs piques n’épargnent guère toute la société. Dans le gotha politique de l’ex Zaïre, au cours de certaines de leurs soirées mondaines, cette chanson provoquait une certaine ambiance électrique. D’un côté, certaines personnalités se chuchotaient à l’oreille d’un air amusé, de l’autre d’autres devenaient comme des statuts de glace. Mais apparemment, la satire et l’ironie les intéressaient plus que la leçon à en tirer. En définitive, ce tableau était la représentation fidèle de leur « caste ». En plus, étant donné que les deux protagonistes appartenaient à cette même « caste », dans ce tableau transparaît, bien qu’invisiblement, certaines dissensions internes qui existaient entre les membres de la cours de celui qu’on avait appelé « le Roi du Zaïre ».
Plus de deux décennies après sa mort, dans un environnement recomposé, cette œuvre continue à garder toute la force de son message. Les réalités peintes par Franco sont généralement profondes au point qu’elles résistent à l’usure du temps et demeurent longtemps d’actualité, peut-être à cause de la lente mutation des mentalités que connaît la société congolaise.
L’artiste et son langage
Dans cette œuvre, l’artiste a fait étalage d’une autre facette de son talent immense et varié. Lui qui est habitué à tenir un langage direct et clair, utilise la métaphore pour caricaturer sa cible. En dehors des caractéristiques de son langage déjà évoquées, il ajoute la métaphore, la caricature, la virulence et la moquerie.
Le titre de cette chanson renvoie à l’atelier de couture alors que le fond nous amène dans les rouages de la justice. Le magistrat est désigné par le tailleur. Comme ce dernier coud les vêtements sur mesure, Franco a prêté à ce magistrat l’intention d’avoir traité son dossier sur la mesure de sa personne sans tenir réellement compte du droit. Ainsi, une fois démis de ses fonctions, la satire métaphorique de Franco le compare à un tailleur privé d’aiguille. Comment pourra-t-il continuer à coudre les habits sur mesure ? Pour se moquer de lui, après avoir perdu tous les avantages liés à la fonction, Franco lui lance : « on vous a arraché la vidéo, vous avez retrouvé le ventilateur, vous allez souffrir avec les moustiques, montrez-moi la clé que vous brandissiez, vous avez retrouvé de l’eau chaude ».
Toutes ces invectives voudraient simplement dire qu’en dehors du pouvoir, ce magistrat a disparu des écrans de télévision, il s’est retrouvé loin des bureaux climatisés, loin de tout luxe lié à la fonction. La clé symbolisant le pouvoir lui a été arrachée, il ne saura plus boire de l’eau fraîche car son frigidaire est tout le temps en panne. Dans les faits, tout ce qui est décrit n’est pas le reflet de la réalité, mais c’est dans le but d’indisposer à souhait le concerné après sa déchéance. Lui montrer son incapacité à poser les actes dont il avait les prérogatives maintenant qu’il n’en a plus qualité. C’est la vengeance de l’artiste sur le magistrat.
La métaphore dans cette chanson a consisté à opposer les conditions plus que viables de ce magistrat pendant l’exercice de ses fonctions avec sa situation après avoir perdu tous les privilèges y relatifs. Cette métaphore combinée à la satire et à l’ironie s’est exprimée avec des termes virulents.
Les termes utilisés par l’artiste ne sont pas du tout tendres. C’est un cocktail des mots et des phrases destinés à choquer au plus fort la cible visée comme en témoignent ces quelques exemples : « Pourquoi vous obstinez-vous à vous entêter quand on vous dit quelque chose, mon ami ? Pourquoi vous obstinez-vous à vous entêter quand on vous interdit quelque chose, mon ami ? Tous les obstinés ont toujours tous mal terminé comme ça. L’enfant conçu par défi n’a pas longue vie, puisqu’objet de tiraillement ci et là.
Ce que j’avais dit hier s’est justifié, ma parole est prophétique. Le propriétaire de l’aiguille l’a arrachée. Avec quoi coudrez-vous ? Hier encore vous vous vantiez. Vous disiez qu’il était incapable de vous l’arracher. Aujourd’hui on, lui a raconté tout ce que vous faites. Il a arraché l’aiguille. La machine à coudre en est dépouillée, avec quoi coudrez-vous ?
Vous vous étiez trop vanté pour ce poste, vous êtes maintenant mis à l’écart. Ouvrez encore votre grande gueule. Prononcez le verdict comme vous en aviez l’habitude. Ouvrez encore votre grande gueule. Nous sommes tous maintenant sur un même pied d’égalité. Si je parle, vous me taxerez de sorcier…
Les propos de Franco sont un mélange de caricature satirique, de métaphore virulente et d’invectives sur fond de moquerie. Le magistrat, symbolisé par le tailleur, le maillet par l’aiguille. Après son éviction, le magistrat habitué à boire la champagne, est invité à rejoindre la masse pour boire Primus, la bière populaire. Dans cette chanson, LUAMBO s’est défoulé autant que possible en utilisant au maximum son art. Pas la peine de dire combien ce tube avait fait sensation.
Le langage de Franco a une forte influence dans la population. Il est facilement compris et s’insère parfaitement dans le quotidien de tous. Quand au lieu de dire : « vous me taxerez de sorcier (ndoki), il utilise le terme « bulusu » pour désigner la même chose, c’est le Franco au langage populaire et parfois vulgaire qu’on retrouve. Cette œuvre a enrichi le langage congolais d’une expression courante : « mokolo tonga, abotoli tonga », littéralement, la propriétaire de l’aiguille a arraché l’aiguille. Cela se dit de quelqu’un qui s’était senti pousser des ailes dans la jouissance d’un bien ne lui appartenant pas et qui s’en trouve privé par son propriétaire. On lui dira ironiquement sur un ton de moquerie que le propriétaire de l’aiguille a repris son aiguille.
C’est dire que l’impact des œuvres de LUAMBO MAKIADI sur sa société est très perceptible. Même si tout au long de sa carrière, il s’est avéré difficile de dissocier l’homme de l’artiste, maintenant qu’il est mort, il n’est pas erroné d’affirmer que l’homme est bien mort mais l’artiste reste immortel comme le témoignent ses œuvres.
Jean Claude Engbondu Lema
Correspondant Univers-rumba congolaise au Congo RDC
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